Toujours Devenir
(Pour Steven, celui qui devient)
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où l'affection décide
irriguer du sang vif des feuillages son antre, ou ne plus être
où ma vie vaut plus qu'une loi dépendante
et pourtant
également plus que ce renoncement
je scrute la splendeur du visage et des lèvres
j'écoute la voix qui déforme
j'écoute la voix qui rassure
sa manière éblouie dont elle dit la boucle de départ
ce rassemblement de douceur
qui met dans l'arbre
feuille par feuille,
révérentes,
son identité
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par exemple
je voudrais creuser loin dans la terre
dans le temps et la profondeur
dans la stabilité
dans la paix en moi
et l'écoulement direct de la force
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Je regarde la terre. Et je regarde le ciel.
Car les gens font souvent une différence entre les deux. La terre. Ce qui est matériel, lourd, douloureux. Plein. Je lave le riz, les légumes. L'odeur de ce parfum d'agrume. Mon corps parfois malade, fatigué. J'entends la voix du chanteur, grave, mais aigue aussi. Mes tendinites quand je joue. J'ai froid. La pluie d'hiver sur mes cheveux mouillés par la nage.
Et le ciel. Léger, versatile. Mes doutes, ce qui est dans ma joie existe-t-il? La terreur de la guerre. L'espoir du soleil du matin. Les idées, les rêves, les hypothèses, les rangements. L'adresse d'une source.
Il y a la terre. Et il y a le ciel.
Ici on ne fait pas de séparation.
Les bandes se sont agencées, souples, l'une sur l'autre. Des arbres mauves, en dormance. Une langue taupe. Une autre couche, granuleuse, d'or fin. Des buissons comme des cheveux fauves.
La poitrine allongée des montagnes. Le ventre allongé de l'air. Les cheveux gris des nuages. .
Le plomb des brumes. Une nappe.
L'image du paysage, dans la montagne douce à la tombée du jour. Juste à l'ouest du Fleuve.
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mais je me dis pourtant
c'est un indien
ou presque?
je suis juste en prière
comme sur la Place les Conversations
ton doux ivoire de surface, ta disparition du silence
ta longue furieuse vélocité
tous ces totems
fortement occupés à sauver ma peau
je suppose que tu dois sourire
et non pas comme lui, non
comme ton vrai sourire
comme un indien
comme un totem
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j'ai retrouvé mon corps
dans une élongation de fortune
et touchée par le froid du printemps
par ces trois jours de glace
où la beauté de la nuit fut indicible
- malgré, malgré le mépris, malgré la négligence -
l'air froid qui touche mon dos
mes flancs
mes épaules
tout ce qui n'est pas habituellement touché par le vent
tout cela se réveille
et dit:
ma liberté
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à force de naviguer dans les interstices
un jour je vais manquer l'escarpement
et j'aurai l'air fin dans les limbes
alors
(imagine)
il ferait une nuit de printemps
je serais le nez au vent à cinq heures
le moment des oiseaux
auprès du fleuve, ils dormiraient
mais près de l'autre fleuve
Steven en serait à son trois cent cinquantième exercice de la journée
(et rien que d'y penser
ça m'épuiserait)
mais tu ne me renoncerais plus dans les limbes
tu pourrais juste plonger tes grands bras dans la mer
penser à un bateau à voile
et quand le Libertad
(par exemple)
y serait bien ancré
tu le mettrais dans mon esprit
tout pur et blanc
et puis
tu partirais
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oui, c'est l'autre flan de l'été, n'est-ce pas
celui où je marche
dans mes fatigues heureuses
dans ta compréhension tardive
dans les si belles lignes de failles
de ton visage
je n'aurais pas imaginé ça!
(la splendeur de la nuit)
quand en écoutant la colline
je me serais décrit à moi-même
le portrait de ton corps
perdu si loin dans les montagnes
"on ne voit bien qu'avec le cœur"
"l'essentiel est invisible pour les yeux."
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aujourd'hui je peux voir
comme l'épaisseur de tes épaules
et dans le blizzard de l'aube qui déforme et surplombe
les murs de ces infinités de kilomètres
je peux voir
je peux certainement voir le ruban de tes routes
elles me sont si chères, il faut dire
et si utiles
et si précieuses pour que tous les morceaux de l'âme
soient ensemble attachés
que je dessine ici, maintenant, les runes des théâtres
de lumière
sur lesquels à jamais
tu chanteras
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le premier jour du premier mois de la première année
où j'ai marché sans toi
dans les tournoiements de chaleur
c'était la joie c'était la fête et je n'arrivais même plus à imaginer
comment maintenant le monde serait si nu
de négligence et de distance, et d'oubli et d'humiliation
comment le monde serait maintenant lavé
mettrait du vin et de l'amour
mettrait des lampes dans les arbres
mettrait des mots et des musiques
tellement signifiantes
qu'elles essaimeraient la rivière
et tanneraient les durs imperméables du loup
c'était le jour des rires le jour d'Emma le jour de Tyee
le jour unique de Steven que j'instituerais comme retour
chaque année
le jour des pluies et des étouffements
des orages et des gypaètes
des jus de prune et d'aubépine
le premier jour
du premier mois
de la première année !
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"Ils sont deux, parfois plus, parfois toute une infinité".
Comment dire.
Y a -t-il deux hommes plus dissemblables.
L'un est de jour l'autre de nuit, quelques minutes séparent le moment où l'un se lève, l'autre est couché.
Y a-t-il deux hommes plus dissemblables.
Dans les muscles du corps, dans la forme des mains, dans la hauteur du dos.
La teinte du regard, le tissu des langages.
Y a-t-il.
(et puis il y a aussi toi l'ami
et tes pâleurs d'ivoire et tes formes puissantes
et dragons aux épaules
il y a toi
toi qui deviens)
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je me souviens de cet abîme à cent vingt mètres
ses âpres flots de mauve et bleu parce qu'il faisait si noir
quand on l'avait appris
et je sais bien qu'il n'y a que toi
pour savoir de quoi je parle
qu'il n'y a jamais que toi
parce que je parle toujours de la même chose
et toi aussi
oh je ne vous renie pas, mes autres !
surtout pas lui, cet autre moi
qui défie sombrement, fièrement, le temps qui passe
je vous aime
mais c'est juste pour raconter
mon éternelle guirlande d'histoires
qui ferait bien nous réchauffer, un soir d'hiver sur l'île de Mull
dans la tempête
autour du feu et dans le bruissement des bêtes
c'est juste pour dire
qu'il y a cette étoffe souple
où sont par centaines des abîmes décrits
dans la lumière du soleil ou la chaleur
dans le bleu des rivières ou le véronèse des arbres
que de l'étoffe toute ma vie est faite
et que dans ces abîmes
je pense à toi
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à cet instant précis va se définir l'incrustation
le dessin aigu de ton visage, pour jamais engravé,
est une source d'âme
forêt des roux et des sons bruns et immobiles
tu vas ainsi passer l'aiguille, un fil
porté sur la poitrine
parce qu'ainsi
et tu ne sais faire qu'ainsi
tu montres l'entièreté du monde
à ce que je considère
comme désormais mon impatience
et l'itinéraire bleu de la marche
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Le vent, lui, crée des directions. De dedans à dehors. Puis le contraire. Dedans, le corps se demande comment il a pu vivre sans cette symbiose entre la peau et l'air.
Et dehors, il pleut.
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Elle accompagne.
Bienvenue, je lui dis. Tu fais aussi partie de moi.
Que nous le voulions ou pas, tous les deux.
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dans la maison de ma pensée sur ma terrasse
et à côté du bois
se tient une statue de brume
elle est puissante et longue j'y vois tous les linéaments du corps
j'y vois de la hauteur presqu'au niveau du toit
j'y vois des lignes comme fleuves
ou comme des arbres
luisants
elle vient parfois
- certains jours -
constante et obstinée me dire des pensées secrètes
me dire qu'elle me protège
comme si de tous les linéaments du corps exudait une odeur d'écorce
que j'aurais ainsi
dans la maison de ma pensée
et qui resterait là
longtemps
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c'est étrange
que tu ne puisses capter mon pays
que mon pays se refuse
tout se passe comme si
les sables qui chantent avaient opté de disparaître
et s'inventaient une lumière
qui n'était pas la leur
tant pis pour moi, je continue ma route
à travers les tissus de blé vert
il faut croire que tu n'es pas encore arrivé
que les bruyères n'ont pas encore enfoncé tes pas
"un jour, peut-être", dit mon pays
encore un mois pluvieux
et l'univers ne sera plus que cette tenture mauve.
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ils m'enseignent
lui et l'inconfortable empan des jours
séparant, vois-tu, plus encore que ta distance
lui et la sombre rigueur
le sombre et obstiné chemin qu'il scrute
la sombre décision de ne jamais faillir
l'action de chair l'action de sang
oui, tout cela m'enseigne
un jour il faudra bien que, comme lui,
j'atteigne aussi ces frontières
que dans le ciel elles étreignent
une si admirable concentration de chaleur
que même des absences de pas
pourraient suffire
à éclairer nos routes
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j'aime ta fumée blanche
à l'heure grave où tout mon corps se demande
comment si proche
parcourir encore un matin la route
à l'heure d'une lampe allumée
sur le jardin du soir
et vers -enfin- la violence du vent
j'aime, j'aime
les méandres gris du cratère
la force armée de ton sang
l'union de l'eau et de la feuille