Thorenc octobre 2017
Ce matin, très tôt, les chevaux de Przewalski à la robe éclatante passent à une vingtaine de mètres de ma fenêtre. Je sors pour observer leurs têtes fines, le nuage blanc pur de leur ventre. Je m'appuie à la barrière de bois, réfléchissant à ma contradiction.
Je n'aime pas les réserves, pour n'importe quel être, fût-il un animal. Ici cependant elle fait sept cents hectares dans les pâturages perdus de Thorenc, au-dessus de Nice, et l'association a permis de faire naître beaucoup d'individus de cette espèce en voie de disparition.
C'est un moindre mal, ou un bien, je ne sais plus.
Drôle de société dans laquelle je vis, de toute façon.
Dans laquelle il faut une scène pour jouer avec un musicien, et une réserve pour rencontrer des animaux.
Dans laquelle mener une vie selon son coeur isole tragiquement des autres et conduit à la mort sociale.
Dans laquelle un étudiant de vingt-quatre ans ne voit plus devant lui aucun espoir ni avenir, et prépare dans le secret d'un pseudo sur youtube le moment où il va se jeter dans la mer et mourir.
Et dans laquelle on va oser dire : "C'était son choix".
...
Mais sur la scène de la montagne, soudain, ce qui ressemble au loin à un très gros rocher brun a bougé puis s'approche. Deux rochers bruns. Les bisons d'Europe avancent lentement, l'un à la suite de l'autre, gardant leur distance comme si une cordée les unissait. Quand celui de tête s'arrête, le deuxième s'arrête immédiatement.
Et le premier s'est arrêté parce que je suis là.
Dans son regard, son attitude, la position de sa tête, et la longue durée de son attente, pour voir si je vais rester là, près de la barrière, je reconnais instinctivement une sauvagerie authentique. Instinctivement parce qu'elle est aussi en moi, et vient de résonner de manière intense dans ce que me dit l'animal indescriptible, monumental, qui est entré dans mon champ de vision.
Il n'y a dedans aucune haine dirigée vers qui que ce soit. Ni de peur, je le sens bien. Ni de méfiance, parce que je ne suis pas un danger. Il y a... une pulsion, presque une répulsion. Une répulsion qui serait positive, mais on n'a pas cela dans le dictionnaire de nos émotions, comme une nouvelle couleur
qu'on voudrait imaginer.
Un refus obstiné, à ce moment, de partager l'espace. D'être avec. Le bison veut passer, c'est son itinéraire, et avec lui son suiveur. Mais s'il veut bien avec les chevaux qu'il connaît sans doute, il ne veut pas partager ce territoire d'intimité minimale qu'il s'est lui-même calculé, avec une personne qu'il n'a encore jamais vue. Il n'aime tout simplement pas cela.
Je ressens et réalise alors brusquement que je suis dans un périmètre, et que si je recule de quelques pas, le duo préhistorique et sombre se remettra en mouvement.
A la seconde même où j'initie mon mouvement de retrait, le bison d'Europe, statue hermétique, redevient un animal qui marche, pensivement, avec intensité, vers l'autre versant de la montagne.
Ce soir, il repassera au coucher du soleil, dans l'autre sens.