La gravité
"Un instant j'ai été cet être pur et de lumière qui se déposait dans tes mains.
Et puis le monde vient avec sa peur."
Han-Jen a raison au moins sur un point : la vie est lourde. Engluée dans la matière, pleinement accrochée à tout ce qui pénètre. Pesante. Lourde.
Quand je le regarde, j'ai du mal à poser cet adjectif auprès de lui, pourtant. Avec son long corps pâle et ses yeux clairs, ses cheveux blonds, ses mains aux muscles souples, Han-Jen est un homme contradictoirement diaphane et incarné fortement dans la chair. Le fait qu'il soit souvent perdu dans des conjectures mathématiques n'arrange pas les choses, on se demande ce qu'il faudrait pour attirer ses yeux hors de sa pensée, pour qu'il découvre nos émotions de Pauvre Simple Femme Humaine. « Hm ? Ah oui, tu as raison, on devrait faire ça ». Lorsqu'il agit, on dirait qu'il continue de calculer en marchant.
Et c'est lui qui dit ça : « la vie est lourde ».
Ce soir, j'ai un anniversaire à célébrer. L'anniversaire de la mort de mon père. Alors j'ai reconstruit l'autel des anciens dans la tente, à l'endroit le plus intime et secret, tourné vers le nord.
Dehors, Han-Jen a rentré le pain, refermé les tentures de laine épaisse contre le vent. Il a rentré aussi le bois de chêne, sinon nous passerions la matinée de demain à le traquer sur des centaines de mètres dans la prairie. Ce matin, c'est ce que nous avons fait, avec des rires, et ça s'est terminé chez le voisin, qui disait : « je suis bien content, le vent m'apporte du bois ! ». On a bu et mangé tous ensemble, j'ai chanté mes nouveaux chants pour la fin de l'hiver, le voisin a dit des histoires sur les sangliers, on a réparé son toit, le pommeau de sa canne.
Je suis contente de mon autel, j'espère qu'il jouera son rôle, qu'il ouvrira quelque chose. Sur le bahut simple de merisier, j'ai posé la grande bougie rouge profond, et mon sac-médecine. Puis j'ai réfléchi, rassemblé tout ce qui était important : un ou deux bouts de papier, des photos, des feuilles et des pierres. L'autel s'est mis à ressembler à ceux devant lesquels prient les nomades mongols pour honorer leurs ancêtres, Han-Jen s'est approché sans bruit, impressionné. Et il est resté là un moment.
Dans la nuit, la flamme avait créé une sorte de calme, en bulle autour du meuble, mais au moment où je pensais qu’il était temps d’arrêter, il s'est passé quelque chose : mes pensées ont soudainement disparu, elles se sont fondues dans une sorte de vision, comme si j'avais été précipitée dans l'interstice qu'il y a entre chacune d'elles. La lumière avait changé, elle s'était découpée en un ensemble d'étincelles, bien distinctes et qui bougeaient beaucoup plus lentement que ne bougent d'habitude les étincelles. J'ai entendu le mot de légèreté. Pas entendu avec mes oreilles, mais il était présent. Dans mon plexus.
C'est là qu'elle est apparue, brusquement. La porte. Grande, en forme d'arc, d'une beauté inoubliable, presque rouge de son palissandre soleil qui la composait entièrement, elle se tenait sur le chemin des étincelles, qui voguaient lentement vers elle.
Je ne sais pas trop ce qui s'est passé ensuite, ni si cela a duré très longtemps ou quelques secondes. Je sais seulement que, sur la fin, avec désespoir, j'ai tenté de maintenir plus longtemps son image, mais que c'était si difficile que je n'y arrivais plus.
Alors elle a disparu, aussi soudainement qu'elle était arrivée.
Et à cet instant, des vagues de connaissances sont parvenues jusqu'à moi, bouleversées, imprécises parce qu'essayant de s'incarner dans le langage.
La vie est lourde.
La mort, au contraire, est légère.
Il n'y avait aucune raison d'avoir peur, car nous serions aussi ces étincelles et nous passerions aussi au même endroit, par le palissandre soleil, et cela était bien.
Un instant j'ai fléchi sous la tourmente des réalisations : le poids de la souffrance, toutes les haines, tous les désirs, tous les amours mêmes, le moi, les ambitions, les voyages, le corps, tout ce qui nous ancrait, lourdement, à la terre. Fallait-il, alors, continuer ?
Oui. Il est bien de continuer.
Dans la tente, Han-Jen était assis sur une chaise à côté de ses livres, et il écrivait, dans sa langue bizarre. Il m'a dit: « ça va ? ». J'ai dit : « oui ».
Le vent continuait de bruire dans le noir, et de la laine pesante et chaude émanait une atmosphère de paix.
Han-Jen a raison. La vie est lourde.
Isabelle Servant