La flaque
Hier matin, j'ai oublié mon appareil photo.
Bon, d'accord, non, je ne l'ai pas oublié. Je ne l'ai pas emporté volontairement, saisie que j'étais du découragement qui m'emplit régulièrement lorsque je pense à toi. Du sentiment d'un fardeau.
Une sorte d'étonnement, aussi, que je ne sois pas capable d'affronter ces forces du destin, et que je ne sois pas capable de le laisser de côté, un moment, ce fardeau.
Pas capable de le déposer, de m'en affranchir. De l'oublier. De penser à autre chose.
Et mon appareil photo, vous savez, il a une forte personnalité.
Lorsque je l'oublie, il communique mystérieusement avec mon quartier, qui m'envoie alors à chaque pas une image merveilleuse, et vient me faire coucou en me disant que non, lorsque je repasserai demain, l'image n'y sera plus.
Ah ah.
Et donc, je suis descendue de ma colline, comme d'habitude, et soudain, de la dernière descente de l'avenue de La Vallière, j'ai vu... J'ai vu la mer.
Pas la mer grise des après-midi, la bête mer bleue des étés, non, un morceau de cristal, comme du quartz, fumé, ruisselant, irisé. Les deux immeubles de la place Goiran se rejoignaient en lignes nettes pour lui faire un cadre, bleu pastel, avec des bordures sombres.
Au milieu, un feu rouge.
On pourrait croire que c'est moche un feu rouge. Eh bien non, ici non, c'était la perfection, ni trop grand ni trop petit,
il mettait en valeur l'incroyable peinture de l'horizon au loin.
Et le ciel ! Un ciel qui venait de pleuvoir, mais finalement ne pleuvait plus. Qui gardait quelques nuages pour la route, et répandait la plus extraordinaire lumière réfléchissante qu'un ciel sache manufacturer.
Dans ma mémoire revient alors un passage de Dickens, décrivant l'océan, et une flaque d'eau dans la mer, de teintes si variées qu'elle paraissait faite d'un autre matériau.
Il n'y a VRAIMENT que DICKENS pour dépeindre une FLAQUE dans la MER.
Avais-je pensé jusqu'alors. Agacée.
Mais maintenant, je la vois, cette flaque. Elle s'étire langoureusement de deux côtés, scintille, s'éteint, se rallume. S'allonge pour former un ruban d'or étincelant, parcourant l'horizon. Bordant le quartz fumé qui ruisselle.
Le lendemain bien sûr il n'y avait plus rien.
Je suis montée un peu plus haut, en espérance. Il me semblait que si je marchais suffisamment loin, non seulement je reverrais l'image d'hier, mais aussi je découvrirais comment déposer mon fardeau de toi. J'ai pensé que si je marchais suffisamment longtemps pour me rencontrer, et discuter un peu avec moi-même, je saurais comment faire, je ne serais plus si perdue, si vulnérable, si misérable, si au bout du chemin.
Je n'ai rien vu que la prosaïque image du village et de la mer au loin.
Chouette, le village de ma colline. Chouette.
Mais pas aussi beau, pas aussi beau que la flaque.
Aah, la flaque...