Intraordinaire
--- INTRAORDINAIRE * ---
*sur un album de chansons de François Désaulniers
-------- Disparu ------------------
ce n'est pas le malheur tout à fait, non, juste la perte
il est si loin que je ne le vois plus
je ne vois plus le ruisseau noir
qui tombait vers moi dans les arbres
il ne me reste plus que la tendresse
infiniment douce
d'un geste que tu fis, un jour
à te pencher
comme le pacte d'une étoile
en vrai
je n'ai plus rien que ça
ma valise de doutes
et ma fragile indifférente oublieuse parenté
qui éteint peu à peu ce qui vibre
une lampe allumée sur l'hiver
------------------------ Le feu ---------------------------------------------
Le feu, c'est étrange, bizarre, intangible.
C'est cette montagne ici et maintenant, cheminée brûlante, neige, raquettes aux pieds sur les traces des loups. Sauf qu'ici ce n'est pas comme chez moi, il n'y a pas de loups. Pas fous, les loups. Qu'est-ce qu'ils viendraient faire au milieu de tout ce monde, neige, raquettes aux pieds?
C'est ce bistrot enfumé dans la montagne où un homme joue de la guitare devant mon verre plein, et je me suis assise loin de lui parce qu'il n'y avait pas d'autre place, et j'ai un peu peur. C'est étrange, bizarre, intangible, cet homme qui joue tout loin de moi, à me toucher pourtant, et qui me fait
un peu peur.
Et parfois, je me demande si je suis normale, raisonnable.
Par exemple:
Un jour, dans la ville déjà ivre du futur été je marche et un oiseau à l'autre bout de la rue s'envole et fonce vers moi, il se dirige vers moi dans sa vitesse hallucinée et je ne vois plus que lui, et je me dis qu'il va me percuter avec violence et que je suis sa mort. Et à la fin de ma vie j'aurai oublié la ville et la mer et les orangers et les
maisons roses et le feu de cheminée.
Mais je n'aurai pas oublié l'oiseau.
Ou bien:
Dans ma petite maison en Ecosse, je veille devant le feu de charbon, je lis un livre et sur la tranche il y a une tache de café qu'un homme a fait en lisant, et chaque fois que je lis cet homme est présent dans la tache brune. Et je connais l'auteur du livre, il est une présence ancienne et familière et intelligente, ma vie est tissée de lui et de l'homme à la tache, ma vie se tisse à ces deux hommes, et c'est ça le feu.
Ou bien?
(Dans le bistrot enfumé, l'homme joue étrangement avec une étrange absence. Ses yeux sont dans les miens mais il ne me voit pas, son corps est tourné vers le mien mais il ne me sent pas, et des flots de musique roulent dans le courant de la rivière comme une roue de parfaite indifférence)
----------- La rivière ------------------------------------------
La rivière Saskatchewan
s’endort dans le froid
à date
elle me ressemble
toutes les deux nous serons dans les champs de blé vert
et les sources glacées
au printemps
---------------------- Seventies ----------------------------------
Il y a eu ce grand moment sans mystère, ces doux hivers pleins d'été.
Je suis passée parmi le feu et l’eau, parmi le vent et la poussière, le silence et la peur, le sel et la souffrance.
La réduction de l’âme et le terrible élargissement du lointain.
Ce qui est sûr, c’est que c’était une brève, très brève épiphanie.
Penché, un guitariste et quelques accords tristes, un la mineur, un fa majeur. Des armes rouges.
Que dirait Ile de la teinte douce du sol ?
Je fais le tour des vignes, des poiriers et des ronces. Droit sur le ciel un grand empan de terres noires et sur la crête un chemin passe près des ravines.
Le vent est froid. L'eau fraîche est ocre.
M'ébrouant, je remets en place tous les arceaux du présent.
Boussole accrochée, examinant mes algorithmes.
Un ciel redevenu lisse recouvre tout le matin les grès des sources.
Sous l’aquifère une argile ferme le banc.
----------- La chaleur -----------------------------
le regard lent, jaune et pâle dans l'eau
je le dépose
tes décisions interminables
tes interminables rigueurs
l'horreur de mes matins tremblants
de la peur terminale
du chagrin de l'orage
de l'illogisme
de l'irrécupérable
de ce que je mérite
de ce que je parcours
je les enferme
(à clef)
(pour toujours)
(voilà)
et la chaleur que j'ai de tes musiques
aura le goût du sel
comme les dunes
----------Icarus's shredded wings --------------
il y a cet homme qui pleure et oh
comme c'est dur de voir cet homme pleurer
qui n'en peut plus de dormir dans le froid
qui n'en peut plus de voir pleurer ses enfants
et tout près du rond point il y a les six cent maires
bien au chaud
comme avant, la nuit tisse de longues chaînes en vagues
qui montent et redescendent avec mon souffle
bien au-delà de la colère
bien au-delà
----- La tempête ----
dans l'aube froide coule la neige
dans l'aube froide
vibre une tension si pure
qu'elle casse les os de tout mon corps
je touche le corps des lignes noires, des membres respirant
auxquels tu appliques des tests si incommensurables
qu'ils ne sont plus que chair aigue
mais j'ai beau faire, tu sais, la ligne va de moi au monde
et j'ai besoin de toi pour les surfaces
j'ai besoin de toi
je ne peux plus tendre les mains
je fais seulement trembler la terre
la terre
qui dans ton aube aérienne
luit
------ leth mhile air falbh --------
j'écris sur la pensée du maître
en apprentie sauvage
large et long parchemin de sa peau électrique
peau de la terre nue peau de larme et de mort
et déchirant chaque fois qu'elle peut
mais déchire
nul ne dira que j'ignorais
déchire les ligaments et les courbes
moi ce que je fais c'est simplement écrire
sur la peau dure comme sauvage
comme pensive et repliée
cherchant l'ultime soleil de comprendre
comprendre comme quand
ce qui relie les fractures
ce sont juste, simplement
extraordinairement
ces endroits où les courbes
calculées
se minimisent
-------------------------- rue 61 -----------------------------------
dans toutes mes autres nuits celles d'après le passage
après l'hiver profond après l'automne triste
je me rappellerai
l'odeur d'écorce les champs de blé
l'intimité de vos guitares qui se disaient des choses simples
- comme il est vaste le monde et sa beauté tu te souviens -
je me rappellerai la danse fauve de ma joie
la lenteur des sourires
je suis un manuscrit qui ne se perdra pas
et où dans les futurs les plus indifférents on trouvera encore
ces maisons de papier
où j'écris que je t'aime
----------------------- Hochelaga --------------------------
(pour mon fils)
je n'ai qu'une rue de pluie
il passe devant le rideau blanc
tout fort en lui, il passe
lui que j'entends bien
et dans le rideau blanc il se dit
que pleurer c'est la joie
c'est une affaire de joie
ou tout du moins de nuit
traînant son black out de lumière
grand petit d'homme
dans le son d'ombre tu marches
tu es si content
de tenir le chemin et passer par la pluie, bout d'homme
la pluie d'été qui tient en veille jusqu'à tant qu'on ait soif
et jusqu'à rien sentir
pour tenir tête à la nuit
Isabelle Servant, le 30 janvier 2019