L\'Insoluble

L\'Insoluble

Ils étaient rentrés tous les trois dans Saint-Jean



Ils étaient rentrés tous les trois dans Saint-Jean, sous la chaleur étouffante du soir, à cet instant où les cigales s'épuisent. Daniel était assis dans l'herbe, Eugène et Sylvie fumaient tristement dans le jardin, près des cerisiers qui répandaient une odeur verte et amère.
Ils se rendaient compte à quel point ils n'avaient aucune envie de recevoir quelqu'un dans leur maison en cet instant, juste à ce moment-là, juste après l'opération de Daniel, qui avait été si dure à vivre.
Mais ils n'avaient guère le choix, comment refuser cela au chef ? Le concert avait lieu le lendemain, et le matin il y avait répétition générale avec l'orchestre irlandais, qui ne restait que deux jours. Ils travaillaient depuis si longtemps leur Requiem de Campra, et leurs cantates de Buxtehude.
Personne, dans la chorale, ne savait que leur petit garçon était né ainsi, souffrant du cœoeur, et qu'il devait être opéré régulièrement. Jusqu'au jour inévitable où il ne serait plus opérable.

La villa riche, luxueuse, où serpentait une piscine de grès bleu, entourait la racine ancienne du bâtiment, et ils avaient aménagé une chambre de bonne dans la tour. L'organiste, Miss Craig, y logerait. C'était une toute petite pièce voûtée aux murs blancs, dont la fenêtre carrée donnait sur les lavandes. Simple et pauvre.

- Comment penses-tu qu'elle va être ? dit Sylvie.
- Vieille.
- Elle va sûrement parler tout le temps, comme les vieux.
- Laide, sûrement très laide.
- Elle va jouer mal.
- Elle va avoir horreur de la fumée.
- Tu crois ? Oh la la !
- Mais oui, les vieilles filles ont horreur de la fumée.
- Et elle va avoir horreur des enfants.
- Et des chats.
- Elle va se coucher avec les poules, à la tombée de la nuit.
- Pffffff…
Ils continuèrent à fumer dans l'obscurité, pensifs et tristes. Daniel s'était recroquevillé entre eux, endormi.

x

Papa et maman sont revenus de Sault tout à l'heure, avec une dame. Je leur ai demandé où était l'organiste, pourquoi elle n'était pas là. Ils m'ont dit « la voilà » en montrant la dame, alors j'ai dit : « Mais je croyais que…... »
- Daniel !! a interrompu ma mère.
Puis nous sommes tous allés dans la vieille chambre voûtée, et j'ai montré à la dame le grand flacon d'étain.
- Vous savez, il est magique.
Elle a dit « ah ? » et elle m'a souri. Puis elle a dit que le flacon ressemblait à celui de Thomas le Train. Il paraît que c'est un vrai train mais qui est en réalité une sorte de petit garçon, qui parle, qui voyage tout le temps, et à qui il arrive des choses très tristes.
- Comme à moi, alors, j'ai dit.
- Daniel… !!
En attendant, elle a posé ses affaires, et nous sommes allés manger. Papa et maman n'ont même pas allumé de cigarette pendant le repas, ça c'est plutôt bien. Cette espèce d'idiote de Grande Minette, la norvégienne blanche, a sauté sur les genoux de la dame. C'est pas très malin, puisque maman m'a dit qu'elle n'aimait pas les chats. En tout cas, elle n'a rien dit, n'a même pas caressé Minette, a continué à manger tranquillement, sans parler. On n'entendait que le ronron stupide de la chatte, chaque fois que la dame changeait de position.
Ce qui est bizarre, c'est que papa et maman, eux, parlaient. Ils riaient, faisaient des plaisanteries, et la dame riait aussi. Il a bientôt fallu que j'aille me coucher, mais je les ai entendus très très longtemps dans le jardin. Ils parlaient plus doucement et ils ne riaient plus, j'ai entendu qu'ils parlaient de moi, qu'ils racontaient mes opérations. Puis de la piscine et de sa construction. Car la piscine n'est pas finie. J'ai entendu que la dame se levait pour aller voir, ils sont allés tous les trois près de la piscine, et ils ont continué à parler, très doucement. Et là, je me suis endormi.

x

Le concert s'est magnifiquement passé, l'orchestre a été extraordinaire, ah je suis si ému lorsque cette musique se déroule, mon Dieu, mon Dieu, c'est bien vous qui avez créé les possibilités de tout cela, de tout, de cette musique comme des petits garçons et des affections cardiaques, tout ce qui se déroule sur cette terre, je le sais bien.
Le matin très tôt j'ai amené Ailsa jusqu'à l'église pour qu'elle puisse prendre contact avec l'orgue. C'est un très bel instrument au buffet du XVIIIème siècle, avec des boiseries sculptées vertes et or. Certains jeux sont plus anciens encore, et celui de cornet a une sonorité grandiose. Elle s'est assise à la console, et soudain, comme avec une baguette, s'est transformée totalement : elle est devenue extrêmement sérieuse et concentrée, s'est mise à tirer des jeux vers elle, à poser ses doigts sur les touches, d'abord très timidement, puis avec de plus en plus d'assurance. J'ai essayé de lui parler, mais j'ai vite compris qu'elle n'entendait plus rien ni plus personne. Alors je suis redescendu, pour écouter.
Ce soir, nous sommes de nouveau dans le jardin, près des lavandes. Le soleil a recouvert d'orbes de cuivre tout le carré de la fenêtre, et les cheveux d'Ailsa. Appuyée sur la pierre, elle nous parle lentement de sa voix calme. Tout nous paraît comme en ordre.
Sans nous concerter, Sylvie et moi nous avons sorti nos cigarettes, et en avons allumé une. Ailsa s'est alors penchée sur quelque chose à l'intérieur de la chambre, puis a sorti un briquet, un paquet, une cigarette, et l'a allumée.
Nous avons fumé ensemble dans le soleil du soir, et nos volutes bleues se sont un instant croisées sur la terre, avant de s'élever vers les arbres. Puis Daniel s'est endormi entre nous.




16/03/2011
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