L\'Insoluble

L\'Insoluble

Il est comme les fils d'une extraordinaire étoffe

 

Au départ, je ne le regardais pas. D'ailleurs, on le voyait à peine, perdu sur la gauche dans le fond de la salle, attablé à un piano noir et luisant, long de trois lieues. Les deux autres hommes étaient tellement larges et pleins de couleurs, tellement présents, tellement immensément présents que c'était difficile de voir qu'il y en avait un troisième. Puis il est arrivé deux choses en même temps : je me suis demandé si cet être était un homme ou une femme. Puis, au moment où il s'apprêtait à jouer, il a changé d'avis soudainement, a reposé les mains sur le pupitre, et il a dit quelque chose avec son corps. Il n'y avait aucun son mais c'était tout juste si on n'entendait pas son corps qui jouait silencieusement.

 

Un homme ou une femme ? Pendant quelques minutes, la lumière aidant, j'ai vraiment cru que c'était une femme. Un long corps mince pas vraiment féminin, des bras d'une longueur encore plus infinie, des cheveux blonds qui tombaient sur les épaules. Et un regard. Ah, ce regard ! Il me semblait que toute l'essence de l'être qui jouait très discrètement sur son piano de trois lieues tenait en ce regard intense.

Qui tout à coup s'est transformé en sourire.

Le plus impliqué, aimant, concret, physique, des sourires que j'aie encore jamais vu sur un homme. Car alors qu'il souriait, et que je le regardais avec plus de précision, j'ai compris que cette femme était un homme. Et cette… différence, fondamentale, énorme, et pourtant si insignifiante (une épaisseur légère du cou, une organisation des pommettes), cette traversée de fleuve qui faisait que ce corps, ce sourire, était d'un homme, je l'ai accusée comme un choc, un boulet de canon. La masculinité, ce qui faisait que ce corps m'attirait, parce qu'il était un corps masculin, c'étaient ces détails de visage, détails mais d'universelle importance. Et cela provoquait en moi la JOIE, cette joie intime, désintéressée, pure, d'être en présence d'un être du sexe opposé, et de le regarder bouger dans son espace.

 

Et le corps a continué de bouger dans son espace sans faire aucun son, jusqu'au moment où il en a fait avec ses mains, mais j'aurais été incapable de dire à quel moment cela avait commencé. Et ce serait difficile, aussi, de dire à quel moment j'avais déjà entendu un pianiste jouer si peu, si économiquement, si presque pas, tout en tordant d'une manière étrange son bras gauche, pour l'aider à trouver le poids minimal que les mains devaient avoir pour faire sonner les touches.

 

J'ai déjà entendu et admiré la parfaite coordination des êtres qui jouent ensemble. La Petite Bande, par exemple, dont j'ai jadis écouté des passages en boucle, parce que je voulais comprendre comment ils arrivaient à maîtriser à ce point, dans un ensemble parfait, des changements de tempo d'un seul degré, ou même moins, puis le retour vers le tempo primo, avec une exactitude absolue. C'était bien exactement le même tempo primo, après avoir joué un degré de métronome en plus, ou même pas, et moi je me demandais comment ils arrivaient à faire cela, n'étant pas d'une espèce télépathe. Et même ! Il ne suffit pas d'avoir un tempo dans sa tête, il y a aussi l'action mécanique répondant avec perfection à ce qu'a la tête au-dedans d'elle-même. Ce n'est vraiment pas facile.

Modestement, je me suis déjà moi aussi fondue dans un autre, ou plutôt avec un autre, ou plusieurs autres, pour ne faire plus qu'un, ça m'est arrivé plusieurs fois d'atteindre cette entente inexprimable, avec des musiciens aimés, et même parfois avec des musiciens que je n'aimais pas et qui ne m'aimaient pas.

Mais là, ce n'était pas la même histoire, pas les mêmes fils, pas le même tissage. L'homme semblait avoir décidé, ici, de n'être plus qu'une seule immense oreille, connectée. Et il n'y avait pas la moindre impression de bassesse ou de modestie. Tout au contraire. Je suis restée dans la fascination de cela, la manière dont il arrivait à, non seulement jouer avec les deux autres, mais à être les deux autres, être leur extension physique et affective, leur amplificateur, les extrémités de leurs membres, la cellule la plus éloignée de leur peau. Presque les absorber. Et avec tant de fierté.

 

Il a comme plongé en eux. Et même dans les plus orageux des dessins de son clavier, même aux instants où il était difficile de distinguer les mouvements de ses mains tellement les cascades étincelantes des doigts retombaient en riches nappes d'eau claire, même aux instants où il inventait et devançait les autres, même à ces moments-là, le cœoeur m'a manqué de ne pouvoir le différencier de la voix et des cordes vibrantes, de ne pas pouvoir dire : ah, ici c'est le piano qui joue, vous entendez ?


Alors j'ai regardé cet homme, et son long corps si mince et si discret, ses longues mains, ses cheveux longs et son sourire, et je me suis dit qu'une dimension venait de m'être révélée.

Celle qui faisait traverser les chameaux par une aiguille, celle qui amenait les hommes, au moyen de la Petitesse, à l'Immensité.

 



14/05/2011
0 Poster un commentaire