Gilets jaunes : plafond de verre et non quantification du temps.
Le mouvement des gilets jaunes contient deux éléments peut-être pas très importants mais pour moi significatifs : le plafond de verre et la quantification du temps.
Lorsqu'il y a entre deux castes qui interagissent un plafond de verre solide de quelques kilomètres d'épaisseur (entre riches et pauvres, ou entre profs et étudiants, par exemple), ceux qui sont au-dessus ne le voient pas, l'oublient, le font disparaître. Le plafond sert seulement à les protéger de la plèbe, à éviter d'avoir trop de proximité avec. Evite donc les relations, puisqu'une vraie relation, une amitié par exemple, ne se construit qu'entre égaux.
Au pire, et ça arrive souvent, il est l'élément clef d'une dominance dont n'ont même pas conscience les au-dessus.
Les au-dessous, par contre, sont comme des phalènes qui se heurteraient constamment à la lumière et s'y brûleraient. Ils se font mal en se heurtant sans cesse au plafond, ça peut les détruire même, parce qu'ils sentent bien qu'ils ne sont pas considérés comme des personnes normales, ni même comme des personnes.
Un homo sapiens qu'on met dans un placard meurt. Un homo sapiens placé sous un plafond de verre, et je dis bien "sous" pour désigner son statut inexistant, meurt.
Pour la quantification du temps, je suis moi-même extrêmement surprise de ce que j'observe, qui est la nature
polychrone profonde des gilets jaunes.
Et donc de la fraternité que par nature, je me découvre avec eux, car il n'y a pas plus polychrone que moi.
Monochronie et polychronie sont définies entre autres par Edgard T. Hall (la danse de la vie, 1984) et William Grossin (en 1988), et sont des notions complexes. Mais l'une des propriétés constitutive de la polychronie, c'est la non quantification du temps.
En monochronie, où le temps est chronologique, une petite quantité de temps est réellement mesurée et plus petite qu'une grande quantité de temps. Par exemple si je dis que dans les gares, on croise des gens qui ne sont rien, le lendemain les gens en souffrent, mais deux ans après ils ont oublié.
Chez les polychrones, il peut se passer trois siècles, on vous ressortira les "gens qui ne sont rien" avec exactement la même souffrance et la même force de révolte que le premier jour. C'est ce qui peut, par exemple, expliquer les vendettas, ou bien la destruction complète dans un état d'Amérique du nord, décrite par Hall, de bâtiments qui avaient été construits cinquante auparavant par des ennemis, parents ou grand-parents des habitants actuels, et cette destruction se fait dans l'incompréhension générale :
"ils ne se souviennent quand même pas de ce truc-là??" disent les monochrones.
Pour mes compatriotes polychrones français à gilets jaunes , eh ben si, ils se souviennent, ils accumulent, et la force de l'humiliation ou de la souffrance ne perd aucune atome d'énergie avec le temps.