Demain Theia
Theia
Voici que mon nom se recouvre et dans le sable verse une eau de réconfort brûlant et maigre. Voici. Le chant, la vérité, le rouge et la fureur. Celui parmi les hommes qui au désert avait posé les armes à mes genoux et lorsque nous avions nagé dans la source avait, ici et maintenant, là dans le discours d'allégeance, trouvé la verte amère remontrance de la paix. Et sa douceur.
Il était sûr qu'il aurait mieux aimé de fuir dans sa colère, ainsi qu'indéfiniment les chars des hommes s'enfoncent. Tout aussi près coller ces lignes sur la joue, mais pas de louve efflanquée sur les dunes.
Cependant je voyais une louve dans son regard chaque fois que le ciel venait à notre approche.
(Les Chants de T.)
A soixante-quatre ans, Isabel Hawk ne parvenait toujours pas à être consciente de ses rêves. Stone Keeper lui avait pourtant prodigué ses enseignements sur cette question longuement et plusieurs fois, et elle avait pratiqué courageusement. Mais ça lui échappait toujours. Elle ne savait pas créer devant ses yeux l'image de la lune de Theia, entièrement brûlée par les bombes et les radiations, et conserver cette image tout le long du songe, qui lui rappelait qu'elle n'était plus dans le Monde Droit. C'est ainsi que cette nuit-là, le cœur bondissant et les mains ouvertes, elle était en train de s'émerveiller de l'extraordinaire et sauvage nature que rencontrait son corps en marche : de longues dunes de sable rouge, brûlantes sous les pieds nus, des arbres presque bleus, couverts d'épines. Des myrtes et des genièvres. Des rochers blancs qui tombaient vers la mer. Hautes falaises luisantes au crépuscule, forêt du désert.
Tout à coup elle se retrouva transportée tout en bas, au milieu des flaques d'eau limpide que laissait la marée sur le rivage. Elle allait de rocher en rocher, glissant sa main doucement, avec des souhaits de bienveillance, vers le petit peuple de l'eau. Coquillages et crevettes l'effleuraient sans crainte. Quand elle ne pouvait plus garder sa main immobile, ils s'enfuyaient avec une rapidité de flèche, et elle riait.
Elle se blessa le pied sur un grès découpé par le vent. La plaie était peu profonde mais elle savait qu'il était inutile de la laver : la mer ne guérit que les blessures faites en dehors d'elle.
Quand elle vit la maigre silhouette de Louve se lever à son approche, et que Louve dit :
« - Bienvenue, Voix dans
« - Mère, pourquoi venez-vous jusqu'à moi ?
- Tu fais erreur, Voix dans
*
Journal personnel du Docteur Hawk, chef de projet pour Encelade IV, date stellaire 4698124.2, supplément :
« Notre travail touche à sa fin. Je devrais bientôt réintégrer mon vaisseau. Je dois dire que, même si j'apprécie la vie calme et feutrée d'ici, un changement de cadre ne me fera aucun mal. Pas de réelle difficulté dans nos analyses, et la programmation des simulations hydrogéologiques est presque terminée. Albert et les jeunes sont des bourreaux de travail, j'ai peur qu'ils ne s'ennuient ferme après tout ça. Ce que j'aimerais retourner sur Vulcain ! J'ai beau être humaine, c'est tout de même ma planète natale. J'ai la nostalgie de leurs intenses stimulations spirituelles, et je supporte mal la gravité actuelle.
Cette nuit j'ai rêvé du pays d'Adam, sur Sol III, et de Louve. Elle m'a dit que je cherchais à le revoir.
Je me demande si je l'appelle.
Je me demande s'il m'entend. »
« - Vaisseau Roe Deer, ici le docteur Hawk. 'Je viens pour servir'.
- 'Votre service nous honore'. Bienvenue, Isabel !
- Merci, coordinateur. J'aspire à un moment de repos. Ma vitalité n'est plus ce qu'elle était, vous savez, je passe parfois de longues nuits avec un mal de dos du diable après une journée de travail sur le terrain. Pas drôle du tout.
- J'espère que vous n'aurez pas si mal au dos que nous n'ayons droit au concert tous les matins, comme d'habitude. »
Isabel était violoncelliste dans ses heures de loisir et, autant pour ordonner sa vie à la manière vulcaine que pour rendre hommage à l'un des grands compositeurs de Sol III, jouait tous les matins au lever du jour une des suites de Johann Sebastian Bach. Il y en avait six, et le septième jour elle se reposait. La belle ordonnance du rituel (vêtue de longs habits noirs, les pieds nus) lui apportait la stabilité mentale et affective qui autrement lui aurait cruellement fait défaut.
Le lendemain, au moment précis où les équipes de jour remplaçaient les équipes de nuit, Isabel jouait la gigue de la deuxième suite de Bach dans un coin retiré de la salle commune. Au moment de saluer sobrement, à la manière vulcaine, elle vit soudain que Stone Keeper était là, debout au milieu du maigre public, les bras croisés, les yeux clos, dans cette attitude méditative qu'elle lui connaissait si bien.
« - Adam !! ça alors, je savais pas que le Yang Tsé Kiang était dans les parages. Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue ?
- Parce que jusqu'au dernier moment j'ai hésité. Il faut que je te parle. J'ai découvert des choses importantes. »
Adam Seewoke, Stone Keeper ou Gardien de
« - Il faut que je te parle de la lune de Theia et de ce que j'ai découvert à propos des songes. »
Theia avait été jadis la lune refuge du Maelström, le groupe rebelle des amis d'Adam, et avait été détruite entièrement par les Antonessiens, à la suite d'une trahison. Ils avaient perdu des guerriers, mais aussi des vieillards et des enfants, massacrés ou carbonisés.
« - Ecoute-moi, Voix dans
Notre monde est fait de vie ou de mort, comme tu le sais, mais j'ai eu une vision de sa structure. Notre vie progresse dans le temps, de manière heurtée et inégale mais en suivant la direction de la durée, du vieillissement, jusqu'à la mort. Seulement, ce que nous appelons
- Celui des rêves ? Le Temps-du-rêve, comme dans la tradition des maoris, sur Sol ?
- Pas tout à fait. Lorsque nous mourons à cette vie, nous naissons là-bas, et le temps suit une autre direction, pratiquement dans l'autre sens, bien que ce point ait été difficile à comprendre dans ma vision. Inversement, lorsque nous avons terminé notre existence dans ce monde adjacent, eh bien nous revenons ici. Et ainsi de suite…
- C'est une théorie extraordinaire… Mais attends ! si ce n'était qu'une théorie, tu n'aurais quand même pas traversé tout cet espace et quitté ton vaisseau pour me dire ça ?
- J'ai eu la vision de Theia, Isabel. Theia dans une époque du monde adjacent qui est située quarante ans plus tard, c'est-à-dire quarante ans plus tôt, pour nous. C'est alors la planète paradisiaque que nous avons connue dans notre monde il y a bien longtemps, et des humains sont en train de s'y installer. Il faut y aller, Isabel, toi et moi ! Il faut aller les aider. Je sais que nous devons le faire. Je ne sais pas pourquoi.
- Euh, d'après ce que je me souviens de Theia, elle n'a pas besoin de beaucoup d'aide. C'est une planète classe Minshara tout ce qu'il y a de plus classique et vivable, avec l'une des plus beaux écosystèmes que j'aie jamais observé. Elle n'a pas besoin de géologue. Aucune terraformation ne pourrait lui ajouter quoi que ce soit en matière d'océans, cascades, nappes souterraines, forêts, terre fertile, végétation et faune en équilibre, et paysages grandioses. Adam, tu te souviens de ces arbres immenses sur la terre rouge, c'était magnifique !
- Isabel…
- Laisse-moi deviner : c'est important pour toi, hein ? Mais pourquoi MOI ?
- Parce que pour guérir le désespoir des miens, il faut quelqu'un d'étranger.
Puis il désigna le pied d'Isabel : « et aussi parce que la mer ne guérit que les blessures qu'elle n'a pas causée. »
Isabel se fit la réflexion que la prochaine fois qu'elle verrait Louve, elle lui dirait d'arrêter de raconter à tout le monde ce qui lui arrivait dans ses rêves, qui tout de même lui appartenaient, zut alors. Ah mais attendez, si Stone Keeper disait vrai, ses rêves n'étaient pas si personnels que ça, en fait. Ils étaient une intrusion désordonnée et sans contrôle dans le monde adjacent. Adam avait pu voir son pied blessé. Bon, plusieurs séances de réflexion-méditation intenses s'avéraient nécessaires de toute urgence.
Mais en retournant vers son laboratoire, à l'heure de son travail de la journée, elle savait déjà où elle passerait les prochains mois : il y avait très peu de monde dont les demandes étaient pour elle sacrées, mais Adam faisait partie de ces gens-là.
*
Ils descendaient de la montagne, de grands sacs sur le dos. Un homme et une femme. La vallée, large sur les hauteurs, se résolvait en gorges, au fur et à mesure de la descente. Un torrent jeune et impétueux creusait la roche aux reflets incandescents ou roses, et la profusion de végétation était telle qu'Isabel n'avait encore jamais vu ça dans cette configuration rocheuse. Visiblement, la lune de Theia était un espace intouché et fertile, regorgeant de richesses, de ces visions d'abondance qui donnent envie d'un universel partage. L'enthousiasme se transformait en désir chez la jeune femme dont le corps de vingt-quatre ans avait du mal à faire la différence entre tous ces chemins joyeux : elle aurait voulu, là, tout de suite, serrer très fort sa joue contre la poitrine d'Adam, plus vieux qu'elle de quelques années, mais dans la pleine puissance de son corps physique, et dont la peau cuivrée luisait dans les rayons de l'aube. Elle aimait passionnément les lignes droites et longues de son visage.
En bas, dans la vallée, ils découvrirent une multitude de petits feux établis non loin de la rivière et sur les hauteurs, des hommes et des femmes bâtissaient des campements.
Stone Keeper soupira et prit la main d'Isabel :
« - Voici l'endroit où notre travail commence. »
La nuit suivante, vers le petit matin, alors que les rumeurs de l'aurore animaient la prairie et faisaient vibrer les toiles de leur tente, qu'ils avaient plantée un peu à l'écart des autres, Isabel fit un rêve bizarre :
Elle était à l'intérieur d'une sorte de vaisseau spatial, neutre et confortable, dans un salon aux draperies rouge foncé. Des bois de cerf étaient gravés sur les chambranles des portes. C'était un univers très étrange, mais le plus étonnant c'est qu'elle se voyait plus vieille, en femme d'une soixantaine d'années, les cheveux très abondants mais argentés, les mains ridées, le dos légèrement courbé. Elle était vêtue d'une longue tunique noire de satin brodé, d'un long pantalon noir, elle avait les pieds nus. Dans la couleur sombre du grand hublot, on voyait la lune de Theia qui orbitait calmement autour de sa planète mère.
Et dans son rêve, elle, vieille femme, prit son violoncelle et commença le prélude de la première suite en sol de Johann Sebastian Bach.