Bleus, verts...
Ici, c'est comme toujours une affaire de dimension.
Les tributaires sont plus larges, les rives chargées d'argile, les couleurs plus réelles, ou bien ce sont mes yeux ? Du plus loin, ici, c'est un ensemble de verts, jaunes, bleus, et toutes les nuances entre les trois. Mottes humides dans les étendues d'arbres, talus qui penchent vers les rives, platitude et pourtant non, il y a des collines, de très longues étendues de pentes qui s'élancent à droite, et à gauche, de tous les côtés de mon regard. Mais les pentes ne dissimulent pas qu'ici, ce qui n'est pas en termes de contraste, est en termes de vastitude. Parfois difficile à supporter. Et puis au centre il y a un bureau, très neutre, bleu vert et gris lui aussi, une sorte d'immense cuisine américaine, sauf qu'on ne serait chez personne, et que les êtres présents sont tous des hommes, des mâles.
A mes côtés, Stormy, tout concentré sur lui-même, ne dit rien, il pense. Ses boucles tombant sur la longue veste brune en cuir, élégante et belle. Il ressemble à l'un des ces dieux nordiques, ou bien à Mauro le piémontais, aux cheveux blond vénitien aussi, lorsqu'avec tant de grâce il chevauchait vers le Bram. Sauf que le visage de Mauro est étrange, un peu tordu, alors que celui de Stormy, les yeux clos, est aussi empreint de grâce que son long corps puissant tout en bras et en jambes.
Les êtres présents sont tous des hommes, des mâles. Je sais que ce n'est pas maintenant que je me ferai cette réflexion, mais dans une heure, dans le second bureau de la matinée, de l'autre côté. Là où il y a aura autant de femmes que d'hommes. La seule chose que je sens, et violemment, c'est qu'une tension est là, présente, aigre et instable. Je la sens dans mon visage et mon corps, et je la sens même monter dans le corps de Stormy près de moi, et de tous les hommes et femmes assis près de nous dans la pièce, ou debout, cherchant à atteindre le bord du bureau, très haut, comme si ce bureau avait pour fonction de fossiliser l'humilité et le désespoir : vivants du haut, écoutez-nous, nous étrangers.
Pourtant, j'ai du mal à comprendre les messages de ma propre peau, sa peur, sa conviction de proie que la seule bonne chose à faire maintenant est de prendre les jambes à son cou. Car les hommes présents, entièrement sombres dans leurs uniformes, sont superficiellement avenants et calmes. Ils sourient, vous regardent franchement dans les yeux, vous parlent avec respect. Non, ce n'est pas du tout dans leur mode de communication verbale que la tension se propage, mais c'est un peu comme s'ils en faisaient trop. Par exemple les murs sont couverts de larges affiches qui disent toutes l'engagement solennel que « nous promettons de vous accueillir avec courtoisie et respect, que nous ferons tout ce qui est possible pour que votre visite ou votre entrée dans notre pays soit sereine et juste. ».
C'est là que, extrême incongruité, je tombe sur une image de Barack Obama. Mon esprit s'embrouille. Bizarre, une image d'Obama sur ce mur, non ? Que fait le président des Etats-Unis dans ce bureau perdu, vert et métal, dans une matinée pluvieuse et bleue d'inondation ? Il me faut deux ou trois longues secondes pour réaliser que je suis dans le Vermont, et que la photo n'a évidemment rien d'incongru. Sauf que c'est pour moi un choc de comprendre (enfin ! ) que je suis un dans un pays étranger. Le fait que je l'étais en réalité depuis deux jours ne m'avait pas percutée, c'est seulement sur le sol des Etats-Unis que je réalise que je ne suis plus chez moi.
Ce n'est pas que le Canada (car l'atmosphère est tellement administrative qu'on a envie de dire « Canada ») soit pour moi une annexe de la France. C'est que la problématique d'être ou non un étranger ne se pose pas dans ce pays, en tout cas pas tout de suite, pas dans le cours normal des choses, et jamais de manière agressive. Alors qu'ici, à la frontière, chaque cellule, chaque atome, chaque électron de matière qui est dans ce bureau hurle que le fait d'être ou non un étranger est un problème incontournable et extrêmement important.
C'est à cet instant aussi que je remarque les armes, professionnelles, visibles, des hommes de derrière le bureau. Plus tard je dirai à Stormy, alors que je suis toujours à essayer de démêler les pourquoi de la peur et la culpabilité : «Ils étaient tous armés, c'est sûrement aussi pour ça ». Pour m'entendre répondre avec un franc rire que les douaniers de l'autre côté, évidemment, l'étaient aussi ! Seulement ils n'en avaient pas l'air. J'ai vraiment cru qu'ils ne l'étaient pas, je n'ai littéralement pas VU leurs armes. Etait-ce leur manière de les porter, qui affirmait que c'était juste au cas où, et qu'ils ne s'en servaient en fait jamais, et que s'ils s'en servaient c'était de manière plus mesurée ? Peut-on porter un message de calme lorsque l'on porte une arme ?
En rentrant, le bus retraverse les terres inondées, des étendues de lacs se répandent partout dans les champs, des gens s'affairent pour réparer leurs sentiers, aux premières strates de ciel qui montent de longues lanières de nuages forment des silhouettes de blancheur mince. Plus tard, l'immensité du fleuve, près du retour, et le dessin si net des hautes tours de la ville comme une estampe.
C'est un après-midi chargé d'eau dans la verte Province, Stormy vient de faire son tour du poteau.