Biutiful
Certains jours je me dis que je vis trop dans le pays des livres. Et pas assez dans celui du cinéma.
Les livres, ces objets doux qui s'amoncellent.
Alors, on me dit, "tu as vu ce film?" Je dis " oui, oui, je regarderai", et je reviens vers ma table en merisier, avec ses gratte-ciel de bouquins. On dirait une tour de Jenga.
Une nuit, cependant, je tombe sur Biutiful. Car on m'a dit, "les Mexicains, les Coréens, les Espagnols", ce sont les meilleurs réalisateurs au monde.
J'ai dit "oui, oui". Et je tombe sur Biutiful.
Qui n'est pas si important en lui-même, malgré son souffle et sa grandeur. Il est ce qu'il est en train de me dire de moi. Mais c'est ça l'importance des films. Et des livres.
Par exemple, le cercle des deux scènes identiques, la première, la dernière, scène qu'on ne comprend qu'à la fin, maintenant que le film s'est déroulé. Uxbal confronte sa mort, après avoir confronté la vie de merde des archi pauvres et des migrants à Barcelone. Uxbal qui est tout proche des vivants et des morts, qui bâcle tout, qui rate tout, mais qui aime et donne son amour comme on donnerait de l'eau d'un fleuve.
Uxbal c'est Javier Bardem."Aaah ! " Exactement. Le Stilgar de Dune.
Un instant je déraille, je mélange tout, Uxbal, Bardem, Stilgar. Et ces deux personnages, Ige, Liwei, si beaux, si faibles, si méchants, si affectueux, si affectés à leur survie qu'il leur faut une énergie incroyable soit pour voir son corps plein de sang être puni d'un crime, soit pour vouloir abandonner un homme qui meurt et ses deux enfants.
Ige, Liwei.
Mais Ige finit par revenir. Son esprit a repris le contrôle de l'amour et de la générosité. Je vois Liwei debout devant une fenêtre. Il fume. Image extraordinaire du long corps d'homme de Liwei devant la fenêtre. Je souris. Je ne m'attendais pas. Ige est belle aussi, infiniment.
Je déraille encore, comment les ont-ils recrutés? Uniquement pour la beauté de leur corps, leur caractéristiques ethniques? Savent-ils au départ leur puissance de jeu? Peut-être, peut-être pas. "Voilà, il me faut une noire, un asiatique."
Mais ce sont les deux scènes du début et de la fin, identiques, qui me racontent. J'aurais moi aussi tout donné avant, l'enfant et moi nous aurions parlé doucement dans le noir, complices et unis de notre tendresse. En vrai. Ou à distance. Ou pas du tout, mais dans nos esprits reliés.
Et moi aussi, j'aimerais tant qu'à la toute fin il y ait cette forêt glaciale, et que l'image soudaine de mon père, marchant dans la neige, me rejoigne, et plaisante gaiement.
Puis me dise, "tu as vu, là?"
Et je dirais "quoi?"
Et on irait voir.
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