4. Le lavoir
Ce matin Joséphine est venue voir maman, accompagnée d’un petit panier rempli d’œufs tout frais. Les coquilles sont jolies, un brin jaune parce que les poules de Joséphine mangent du maïs.
Je suis juste en train de mettre mon linge dans la machine, quand j’entends sa voiture se garer. Elle a eu du mal à venir. A l’endroit du grand lavoir des Coudoulets, là où la Nesque fait un coude, des ouvriers déterrent les canalisations et les remplacent. Un vrai bordel dans ce quartier où les routes sont minuscules, les voies d’eau nombreuses. A cet endroit aussi, juste derrière le grand lavoir, le plan d’eau de la Faible est le plus profond, le plus glacé, et le plus dangereux.
Mes deux petites vieilles dames forment une image charmante, à l’ombre du marronnier du jardin, posées sur le seul espace d’herbe que j’arrose, pour maintenir dans la canicule un minimum de fraicheur. Sur la table ronde et blanche, je dépose les tasses de café, que j’ai fait très fort, et que je bois très sucré, aujourd'hui. Parce que ça me fait penser à toi, à ton alliance particulière de douceur et de force.
Joséphine et maman, quand elles sont ensemble, on n’a plus besoin de la radio, elles font tout : les infos du jour, l’émission culturelle, le courrier du cœur et tous les endroits où l’on peut trouver du pain et des gâteaux à moitié prix, parce que le boulanger va fermer, ou des sacs de viennoiseries de la veille à un euro cinquante le sachet. Et je parie que dans dix secondes, Joséphine va me parler du passé.
« Tu te souviens, dis, Isa ? Quand nous habitions dans le grand couvent des Récollets ? »
Je me souviens.
Joséphine était enceinte de son troisième. Sa fille Cathie, ma sœur et moi jouions très souvent ensemble. Au deuxième étage des Récollets, il n’y avait pas l’eau courante, le père portait tous les matins deux grands arrosoirs d’eau à sa femme avant de partir travailler dans ses champs. Chez ma grand-mère aussi, on prenait l’eau à la pompe dans la cour, si on voulait boire frais on déposait les bouteilles dans le puits, et ça ne me paraissait pas du tout exotique de prendre un bain dans des espèces d’immenses bassines métalliques après avoir chauffé l’eau sur la cuisinière à bois.
Un de nos grands plaisirs était d’accompagner nos mères au grand lavoir des Coudoulets, juste derrière le plan d’eau glacée de la Faible. Il y avait une partie pour faire tremper le linge très sale, puis les plans inclinés pour le savonner, le battre, le frotter fort avec les grandes brosses à linge. La dernière partie du lavoir était fraiche et limpide, c’était l’espace de rinçage. Il y avait beaucoup de monde, des femmes évidemment. Aucun homme du village ne se serait risqué dans ce cocon féminin sans peur de se faire désosser vivant, ou perdre aux yeux de ses concitoyens sa plus intime virilité. Petites filles, nous trouvions rafraichissant d'aller au lavoir, dans la chaleur extrême, mais le ronron rassurant de ma machine me rappelle vite combien c’était épuisant de laver son linge.
Au premier étage de la maison que dans quelques mois je perdrai, comme beaucoup d'autres choses, il y a mon appartement confortable, avec son électricité permanente, son eau courante chaude et froide, ses beaux meubles anciens et nouveaux, en bois et en cuir, le réfrigérateur et la salle de bains, l'ordinateur où je teste des petits programmes en fortran, internet, skype grâce auquel je parle avec Stormy qui vit au-dela de l'ocean, des disques, des livres, des films, des partitions, des instruments. Alors, oui, d'accord, ma voiture est très vieille parce que, sentimentalement, je n’arrive pas à me débarrasser d’elle, mais si je veux remplir son réservoir, je n’ai que quelques centaines de mètres à faire.
Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer, rationnellement, comment il est possible qu’en seulement cinquante ans, on ait pu passer du mode de vie a) décrit plus haut au mode de vie b) qui est le mien maintenant ?
Si quelqu’un peut faire ça, je le remercie.
Le lavoir est vide, aujourd’hui, il ne sert plus, il n’y a plus d’eau qui coule. Les petits ruisseaux d’arrosage, les fioles comme on les appelait, n’existent plus non plus. L’eau de la Durance passe dans un système complexe de canalisations sous pression, ce qui n’a pas été du goût des noisetiers qui poussaient sur les bords. Beaucoup sont morts de sécheresse.
Ma sœur et moi nous allions dans le jardin sauvage, entre les deux maisons. Elle apprivoisait toutes sortes d’insectes, et avait avec Cathie des discussions très sérieuses auxquelles je ne comprenais rien, mais qui parfois les amenaient à pleurer ensemble, de je ne sais quel malheur. Surtout Cathie. On poussait même parfois jusqu’aux fraisiers du voisin, qui n’appréciait pas du tout nos visites, puis on allait aider Cathie à faire la vaisselle. A cette époque, Joséphine n’était pas la charmante petite vieille que j’observe en écoutant mon lave-linge dans le soleil du matin. Elle était stricte, et si la vaisselle n’était pas bien faite, Cathie devait la refaire. Et c’est ma sœur qui un jour avait arrêté de parler d’elle, sauf pour dire « je ne sais pas » quand je lui demandais ce qui se passait. Ma sœur avait toujours trouvé plus facile de parler aux scorpions ou aux araignées qu’aux membres de sa propre famille. Et c’est comme ça qu’un jour, en allant au lavoir, on a vu plein de monde près de l'étang de la Faible, et qu’on a retrouvé le corps de Cathie, noyée dans l’eau glacée.
Joséphine a repris sa voiture, ma lessive est finie. Cathie comme ma sœur ne sont plus que de longs fantômes glissant parfois dans le tracé des ruisseaux d'arrosage qui n’existent plus.
Et je ne sais même pas pourquoi ce sont elles qui sont mortes, et pas moi.
J’étends mon linge entre le platane et le grenadier. Dans le vent furieux de l’été, les draps ne sont que de légères feuilles vulnérables.
La vie est étrange. Et nous sommes fragiles.