L\'Insoluble

L\'Insoluble

7. Vole qu'en glori fuguè aussado

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(Le Ventoux vu de la route vers Nice, par la montagne)

 

 

 

 

Il y a des choses vraiment très extraordinaires qu'on fait quand sa mère vient de mourir : ce matin à l'aube, je ne peux me sentir tranquille que lorsque j'ai refait mon lit, avec les plus beaux draps que j'ai. Mis en train une lessive.

 

Et j'ai changé d'avis sur la chatte blanche : depuis hier elle miaulait sauvagement, je me disais qu'elle était bonne pour Montfavet. Maintenant, je sais qu’elle percevait quelque chose que moi, je n'avais pas fait venir au conscient.

Humilité.

 

Ma mère, je me souviens du plateau d’Albion le jour où tu es morte. En sortant de ta chambre, j’ai pris le chemin vers la bergerie dans la montagne. C’était le désert, comme d’habitude. Un désert d’humains, car les arbres étaient pleins d’oiseaux, les talus pleins de rongeurs et d’insectes. Le Chêne, Le Sanglier, le Chevreuil, grands esprits tutélaires. Comme toujours, la forêt m’a reconnue, acceptée, comme les humains jamais ne me reconnaissent ni ne m’acceptent. Et comme la chatte blanche, mais avec son langage propre, elle m’a dit quelque chose que je n’ai pas compris tout de suite.

 

 

Je vois naitre un truc particulier, beau, moche, insupportable, je ne sais pas. La naissance d'une mère artificielle, inévitable, somme de tous les souvenirs publics de moi et des autres. C'est ce personnage faux qu'on veut célébrer. Mère prof de provençal, metteur en scène, écrivaine de farces. Patin. Coufin.

Evidemment, je ne vais pas leur raconter les années d’horreur et de solitude, le cauchemar des derniers mois, l’épuisement, la descente dans la folie, l’hostilité qui ressort, la violence, la panique, les chutes, le corps squelette, la  lutte à mort pour aligner une respiration de plus en ce monde.

Le renoncement.

Je ne vais pas non plus raconter ce qui était la pesante, longue et douloureuse relation d’une mère avec une fille qui l'aimait et qu’elle n’aimait pas, et dont l’existence la mettait constamment en danger.

 

Je trie les vêtements pour le cercueil. Vouloir mettre ce qui est le plus somptueux comme costume contadin (les chemises blanches de lin brodées, la robe noire, le tablier vert, la coiffe, la croix en or) et garder aussi des choses pour ce qui sera peut-être un jour la fille de mon fils. Ces deux personnes qui ne se seront pas rencontrées me paraissent toutes les deux des esprits et des fantômes, et pourtant leur existence est pour moi une réalité et un potentiel immenses.

 

 

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jeudi 27

 

Les préparatifs du spectacle continuent de se dérouler. Ils m'empêchent d'avoir le temps et l'énergie pour m'interroger sur ce qui est essentiel. Qu'une mère soit morte. Que signifie cela?

 

Mais non, faut faire des colifichets...

 

Ce soir, je suis dans l’église pour préparer la messe d’enterrement, moi l’agnostique, la pragmatique, l'apprentie scientifique. Le curé, l’organiste, d’autres personnes familières. Petite enfant, j'allais acheter des limonades fraiches chez le maintenant austère vieux monsieur qui me fait face à travers la table du presbytère. Car aux Coudoulets nous n'avions pas de réfrigérateur, quelle chaleur en été ! On faisait rafraîchir les bouteilles dans le puits.

 

La conversation est bienveillante, elle donne envie d'appartenir à quelque chose, moi qui n’appartiens à rien.

Dans mes émotions à ce moment, alors que provisoirement je m'apparente à une petite fille perdue sans collier, je comprends que ma mère aura fait des efforts quasiment hystériques pour obtenir une bribe de pouvoir dans ce milieu difficile et fermé, mais qu'elle n'y est pas plus parvenue que moi qui n'en avait pas envie du tout. Certes, elle est un personnage de la ville, mais elle est aussi incomprise que ce que je peux l'être moi-même. Un point commun entre nous deux que je n'aurai jamais vu.

Angélique, par contre, me connait moins, l’entendre parler sur ma mère me fait horreur, comme si elle m’en dépossédait. En sortant dans la nuit, elle me demande " Bon, vous connaissez le chemin pour rentrer chez vous?". Une longue seconde, je pense qu'elle plaisante, et je m'apprête à lui répondre en ce sens... Pour m'apercevoir que non.

What the f...

Quelqu'un est en train, là, tout de suite, de me demander si je connais le chemin pour aller de l’église au chemin des Coudoulets...

Mais la question à elle seule résume bien ma situation d'être vivant. Chez moi nulle part.

 

J'ai pris un sac à main noir. J'y ai mis ma boussole, parce qu'elle me fait penser à toi, mon ami cher,  et que j'ai besoin de ta présence précieuse, mon medecine bundle (pas d'oisiveté pour mes animal guides demain aprèm), et la photo de mon fils. L'extrême simplicité de ma relation à lui me rassure.

 

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vendredi 28

 

A côté des Pompes Funèbres il y a un bar à bières. Je promets que c'est vrai.

 

Je suis contente, je ne me suis pas pris les pieds dans le tapis a l'église, et je ne suis pas tombée dans le caveau de famille au moment acrobatique ou on doit déposer des roses sur le cercueil qu'ils viennent de mettre dedans.

Cela se passe comme je pensais que ça se passerait : un spectacle. Nécessaire et artificiel. Atroce. Ou je joue le rôle de vedette, parce que je n'ai pas le choix. Où l’honneur de la famille est restauré. Où j’y prends goût, superficiellement. Où je me déteste pour ça.

 

Comme dans le Bal des Masques, du Temps Retrouvé de Proust, j'ai vu beaucoup de gens que j'ai trouvé très vieux. Ils étaient tous plus jeunes que moi. Avec Anne, par exemple, je refais le monde. Anne dit la mortalité du corps, l’éternité de l’âme. Je lui dis que dans mon expérience, je crois que l'identité de ma mère est morte depuis longtemps. Mais c’est le corps qui est éternel. Tous ces atomes d’hydrogène, d’oxygène, de carbone, dureront au moins jusqu’à la fin du soleil, et même plus. A l’échelle de l’homme, c’est bien l’éternité.

 

 

Au cimetière je dis quelques mots. J'ai prévu de dire le début de Mirèio, le poème de Mistral. Mais de parler aussi un peu avant. Les mots sont sortis spontanément dans un provençal fluide et naturel.

J'avais oublié que je connaissais cette langue.

Je fais un adieu intérieur à la tombe, qui contient mon grand-père, ma grand-mère, mon père, ma soeur, et maintenant ma mère. Je frissonne d’épouvante à l’idée de finir là-dedans.

 

Stormy, mon fils chéri et adoré, tu notes bien.

Incinérée. Pas de chichis. Pas de messe. Pas cher. Pas de caveau. Personne ou seulement ceux qui m'aiment. Il n'y aura pas foule.

 

En rentrant, seule dans les Coudoulets, j’ai soudain un sourire. Il s'est passé tellement de choses typiques du village que je me dis que ça va bien amuser ma mère quand je vais lui raconter ce soir.

 

Pour réaliser, soudain, qu'elle n'est plus là, et que je ne peux plus rien lui raconter.

 

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dimanche 30

 

Mon ami cher. Ce matin, j’ai à distance la sensation furtive mais intense de ton bras qui, de compassion, se pose sur mon épaule.

 

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13/11/2016
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