L\'Insoluble

L\'Insoluble

8. Au plus obscur est la lumière

 

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"Dans le livre de ma mémoire, dans cet endroit qu'on ne peut lire facilement, est ce chapitre, qui annonce :

Ici commence une existence neuve"

(Dante)

 

Mon ami cher, je ne sais pas si tu connais ce lieu de Provence qu’on appelle Villeneuve, à côté d’Avignon. Enfin, quand je dis de Provence, c’est par simplification. C'est de l’autre côté du Rhône, et de l’autre côté du Rhône, on est autant en dehors de la Provence que lorsque le vieux Charon fait traverser le Styx vers le pays des morts. Villeneuve, c’est un vieux monastère où les calcaires forment un chemin de clarté. C’est beau, cela remet le monde en place quand il lui prend l’envie de déchaîner ses tourmentes.

C’est donc le soir, au soleil couchant, et je vais entre des allées pures de calcaires clairs et sculptés. J’ai le costume du moi qui marche, les vêtements noirs et fluides, le sac à dos, les chaussures lourdes. Je vois alors une grande salle aux murs teintés d’ocre où tu partages un repas avec d’autres personnes. Des bougies sont allumées, c’est ton anniversaire. Non, je n’ai pas compté les bougies. Et si, j’aimerais être dans la pièce, partager, célébrer avec toi. Mais lorsque plus tard je regarde l’image (moi qui regarde la pièce où la célébration de ton anniversaire a lieu), je me dis qu’elle est funèbre, un peu, aussi. Cela pourrait être la mort de quelque chose. Ou de quelqu’un.

 

Qu’est-ce que cela, exactement ?

Damchu aurait dit jadis : une vision.

Stormy prendrait un air perplexe : je ne sais pas ce que c’est, c'est bizarre.

 

Je crois que je suis d’accord avec lui : je ne sais pas non plus. Alors je formule une hypothèse, comme tu m’apprends si bien à le faire :

 

Voici ma vie qui se déroule et change.

 

Car je n’ai pas aussitôt atteint la grande porte de la salle de pierre, qu’il en sort une foule de gens, tous d’un grand âge. Vieux. Plus que nous deux, en tout cas. Et je sais que derrière cette porte entrouverte, tu es assis, concentré, à la table, seul. Si j’entre, si je pousse le lourd battant de pierre, nous nous parlerons.

 

Mais je ne sais pas si je vais entrer, si je veux entrer, si je peux entrer, si tu veux que j’entre, si tu peux me laisser entrer, s’il est bien d’entrer, ou si je ne vais pas prendre un chemin de retour parce que c’est plus facile, plus souhaitable, plus respectueux, ou même plus aimant.

 

Tu me diras, tu pourrais sortir, aussi ! Mais alors nous ne parlons plus de la même chose, nous parlons de tes actions, pas des miennes, de ta vie, pas de la mienne. Qui suis-je pour diriger quoi que ce soit dans la vie des êtres ? Quel courage, quelle folie sont nécessaires pour lier ainsi deux vies ! Comme si on avait brusquement le droit de vivre.

Le droit d’aimer.

Le droit.

 

A cet instant de ma vision, il n’y a plus rien d’autre que me demander ce que je vais faire, finalement. Et aussi ce qu’il y a dans cette pièce.  

Il pourrait y avoir des livres, et nous nous pencherions avec intensité sur ce qu’ils découvrent.

Il pourrait y avoir un lit, et nous ne quitterions plus l’endroit de plusieurs jours.

Il pourrait y avoir seulement ton regard bleu et ton sourire, et nous serions amis jusqu’à la fin des temps.

Il pourrait, il pourrait…

 

Pensive, je m'imprègne alors de l’image figée, moi et mon corps maladroit et gauche, mon esprit insatiable, cette main arrêtée sur la grande porte de pierre, avec émotion. Toi et ton corps de force et de beauté, ton esprit insatiable, penché sur je ne sais quel objet à l’intérieur, avec intensité.

 

Les immenses murs des calcaires clairs et sculptés qui, dans le crépuscule, ont pris une ombre de tendresse.

 

Au plus obscur est la lumière et dans la nuit, mon ami cher, nous sommes vivants.

 

 

 

 



11/04/2015
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